V
EN CROISANT LE FER

Se hélant l’un l’autre, hurlant des injures à l’adresse de leurs ennemis, les marins du petit détachement essayaient à tout prix de rester groupés. Mais le pont était balayé par les vagues et tout mouvement rendu difficile par les débris de gréement enchevêtrés qui encombraient le bâtiment ou traînaient dans l’eau comme des ancres flottantes.

Bolitho attaqua un individu qui arrivait sur lui, et sa lame se heurta à celle de son adversaire. Il était bon escrimeur, mais un sabre d’abordage ne valait pas une épée. Tout autour de lui, des hommes se battaient au corps à corps en hurlant : poignard, hache, tout ce qui tient dans la main était bon à prendre.

— Reculez, les gars ! cria Little.

Et il courut vers l’arrière sur le pont encombré, taillant son chemin à grands coups de hache.

Un homme tomba près de Bolitho et se mit en boule pour essayer de se protéger le visage contre le couteau brandi par son adversaire. Bolitho entendit nettement le crissement de l’acier puis le choc contre l’os. Il se retourna : Stockdale essuyait sa lame avant de balancer sans ménagement le cadavre par-dessus bord.

Cela tournait au cauchemar, Bolitho commençait à faiblir. Il dut se défendre contre un marin qui était grimpé dans les haubans pour mieux lui tomber dessus.

Il se courba, la lame lui passa au ras des oreilles. Bolitho lui donna un grand coup de garde au creux de l’estomac avant de lui trancher le cou. Il avait mal au bras, à croire que lui-même avait subi cette horrible blessure.

Mais, en dépit de l’horreur et du danger, son esprit restait clair, comme s’il était étranger à ce qui se passait. Leur ennemi était un brigantin. Le bâtiment, désemparé, tombait sous le vent. Tout à bord sentait le bâtiment neuf. Son équipage avait dû être pris par surprise en voyant la Destinée fondre sur eux, et cela seul expliquait que le détachement d’abordage n’eût pas encore succombé sous le nombre.

Un homme se précipita vers l’avant sans se soucier en apparence des moulinets ni des hommes blessés qui jonchaient le pont. Cette grande silhouette, le manteau bleu et les boutons dorés, ce ne pouvait être que le capitaine.

Le brigantin était temporairement hors d’état de gouverner, mais quelques heures avaient rendu les dégâts irréversibles. Et toujours pas de Destinée en vue : elle avait peut-être subi plus d’avaries qu’il ne pensait. On croit toujours que cela n’arrive qu’aux autres, sans songer une seconde à son propre bâtiment.

On voyait maintenant les lames briller, l’aube n’était pas loin. Sans raison, il pensa à sa mère, heureux qu’elle ne le vît pas tomber.

— Lâchez votre sabre ou je vous tue ! cria l’homme.

Bolitho essayait désespérément de crier, de rallier ses hommes. Ils commencèrent à croiser le fer, l’homme était d’une force rare et on avait l’impression que chez lui, sabre et bras ne faisaient qu’un.

Fentes et esquives, choc des lames, mais son adversaire le poussait et prenait l’avantage à chaque passe. Un grand cling, son sabre lui échappa de la main et, sous le choc, la dragonne lui tordit violemment le poignet.

— Ici, monsieur ! cria quelqu’un de toutes ses forces.

C’était Jury. Il essayait de prendre son arme à un cadavre. Avec l’énergie du désespoir, il y parvint enfin et la jeta à Bolitho. Des images fugitives passaient comme l’éclair dans la tête de l’officier : son père qui leur faisait la classe dans le jardin de Falmouth, à lui et à son frère Hugh, ou qui surveillait leurs exercices.

Il tressaillit quand la lame de son adversaire lui transperça la manche sous l’aisselle : à un pouce près… Mais le coup lui donna un sursaut d’énergie, presque de fureur. Ils étaient au corps à corps, lame contre lame, son adversaire respirait la haine, il sentait son souffle et sa sueur tout contre lui.

Il entendait Stockdale crier un peu plus loin de sa voix étrange, mais il avait lui-même affaire à forte partie et ne pouvait l’aider. D’autres avaient cessé le combat et observaient le spectacle des deux duellistes.

Puis il y eut un coup de canon, comme venu d’un autre univers. Un boulet siffla au-dessus du pont et vint frapper une voile comme un poing d’acier. La Destinée était revenue, son capitaine avait même pris le risque de tuer quelques-uns de ses hommes pour manifester au plus vite sa présence.

Quelques hommes du brigantin lâchèrent leurs armes sur-le-champ. Les autres, moins heureux, furent impitoyablement massacrés par les marins de la frégate avant d’avoir compris ce qui leur arrivait.

— Mais pour vous, monsieur, c’est trop tard ! lui cria son adversaire.

Il poussa Bolitho du poignet, prit son élan et plongea.

Bolitho entendit le cri de Jury. Little arrivait vent du bas, toutes les dents dehors, comme une bête furieuse.

Bolitho n’en pouvait plus. Mais il réussit pourtant à faire un pas de côté, cala sa garde contre un hauban et l’homme, emporté par son élan, s’empala sur la lame qui s’enfonça dans sa poitrine jusqu’à la garde.

Little tira l’homme et levait sa hache pour l’achever.

— Laissez tomber, laissez-le ! lui ordonna Bolitho.

Et, hagard, incrédule, il regarda tout autour de lui, sous les acclamations de ses hommes.

Little laissa l’homme retomber sur le pont et s’essuya lourdement le visage du dos de la main. Lui aussi commençait à sortir de cette folie et reprenait lentement ses esprits. Jusqu’à la prochaine fois.

Jury était adossé à un espar brisé, les mains crispées sur le ventre. Il s’agenouilla près de lui et essaya de desserrer cette étreinte. Oh non, pas lui, pas déjà.

Un matelot que Bolitho reconnut pour être l’un de ses meilleurs gabiers s’approcha et obligea Jury à ôter ses mains. Bolitho déchira la chemise. Il voyait encore Jury, si effrayé et si confiant à la fois juste avant l’abordage. Il avait beau être jeune, ce n’était pas la première fois qu’il voyait une blessure.

Soupir de soulagement : la lame avait sans doute été arrêtée par la grosse boucle dorée du baudrier dont le métal était tout tordu. Elle avait absorbé le gros du choc, et la blessure était superficielle.

Le matelot sourit, prit un bout de la chemise pour faire un pansement et déclara enfin :

— Ça ira monsieur, juste une égratignure.

Bolitho se releva lentement, tout tremblant. Il était si faible qu’il dut s’accrocher à l’épaule du marin.

— Merci, Murray, ça fait plaisir d’entendre ça.

L’homme le regardait comme s’il ne comprenait pas.

— J’ai vu l’autre se jeter sur vous avec son épée, monsieur ! Et à ce moment, l’autre salaud en a profité – il essuya machinalement son couteau sur un bout de voile. Mais c’est la dernière chose qu’il ait eu le temps de faire avant de mourir.

Bolitho se dirigea vers la barre abandonnée. De vieux souvenirs lui revenaient :

À présent, c'est toi qu’ils vont regarder. Haine et fureur les ont abandonnés.

— Emmenez les prisonniers en bas et placez-les sous bonne garde, ordonna-t-il.

Il cherchait un visage familier parmi tous ceux qui l’avaient suivi aveuglément sans savoir ce qui allait leur arriver.

— Toi, Southmead, prends la barre. Les autres, avec Little, jetez-moi tout ce qui traîne à l’eau.

Il jeta un rapide coup d’œil à Jury : l’aspirant avait les yeux grands ouverts et faisait visiblement de grands efforts pour ne pas crier. Bolitho lui adressa un sourire :

— Nous l’avons eu, Jury, et merci pour ce que vous avez fait, cela demandait beaucoup de courage.

Jury essaya de répondre quelque chose, en vain.

Dans le fracas du vent et des embruns, il entendit la grosse voix de Dumaresq qui l’appelait.

— Réponds pour moi, Stockdale, je suis occupé !

— Ce bateau est à nous, monsieur ! répondit Stockdale.

Les deux bâtiments étaient tout proches maintenant, offrant le même spectacle d’espars brisés et de filins enchevêtrés. Une grande clameur s’éleva de la frégate : il était évident que Dumaresq ne s’attendait pas à retrouver un seul de ses hommes vivant sur la prise.

— Essayez de vous débrouiller tout seuls, leur cria Palliser. Il faut que nous récupérions Mr Slade !

Bolitho crut entendre quelqu’un pousser un grand éclat de rire. Il fit un grand geste de la main à la frégate qui s’éloignait lentement. Les gabiers étaient déjà dans la mâture à mettre en place voiles neuves et poulies de rechange.

Sur le pont du brigantin, les blessés essayaient de se mettre à l’abri tant bien que mal, comme des animaux malades. D’autres, immobiles, ne bougeraient plus jamais.

Bolitho examina l’épée que Jury lui avait lancée et qui lui avait sauvé la vie : la lame était noire de sang, jusqu’à la garde.

Little s’approcha de lui. Le troisième lieutenant était encore si jeune, il était visiblement sur le point de jeter l’arme par-dessus bord, écœuré par leur conduite. Il ne pouvait le laisser faire, il serait si fier de la montrer à son père, plus tard.

— Hé monsieur, donnez-la-moi, je vais vous la briquer aux petits oignons – et, plus doucement, voyant que Bolitho hésitait : Elle vous a rendu un fier service, vous savez, et comme dit toujours Josh Little, faut toujours prendre soin de ceux qui vous ont rendu service.

— J’espère que vous avez raison, fit Bolitho en lui tendant l’épée.

Tous ses muscles lui faisaient mal. Mais il se ressaisit.

— Rondement, les gars, il y a du pain sur la planche !

Et se souvenant de ce que disait souvent le capitaine :

— Ce n’est pas moi qui vais m’en occuper !

Stockdale était déjà au pied du mât de misaine, devant un tas impressionnant d’espars et de bouts. Il acquiesça d’un signe : encore une bagarre qui se terminait bien.

Debout près de la table de Dumaresq, Bolitho attendait. Les membres moulus, il avait du mal à garder son équilibre. À la lumière du jour, ils avaient réussi à lire le nom du brigantin ; l’Héloïse, faisant route de Bridport, Dorset, pour les Antilles, avec escale à Madère afin d’y prendre une cargaison de vin.

Dumaresq achevait de feuilleter le livre de bord. Il se tourna vers Bolitho :

— Asseyez-vous donc, vous allez tomber.

Il se leva et s’approcha lentement des fenêtres. Il colla son visage à la vitre pour chercher du regard leur prise qui naviguait dans les eaux.

Palliser était passé à son bord avec des hommes frais et l’expérience du premier lieutenant n’était pas de trop pour réussir à la remettre en état de naviguer.

— Vous vous êtes remarquablement comporté, fit enfin Dumaresq, mieux que je n’aurais osé l’espérer de la part d’un officier inexpérimenté.

Il croisa les mains dans le dos comme pour mieux maîtriser sa colère.

— Mais sept de nos hommes sont morts et d’autres sont gravement blessés.

Il fit craquer ses jointures.

— Monsieur Rhodes, appela-t-il, auriez-vous la bonté de voir où en est ce foutu chirurgien ?

Bolitho essayait d’oublier sa fatigue et la rancœur qu’il avait ressentie lorsqu’on lui avait donné l’ordre de laisser la prise au premier lieutenant. Fasciné, il voyait la colère monter chez Dumaresq. On aurait dit une mèche lente dont la flamme progresse inexorablement vers un tonneau de poudre. Le malheureux Rhodes avait dû être saisi d’effroi en entendant cette grosse voix gronder sous ses pieds.

— On m’a tué des hommes de valeur, reprit Dumaresq. Il s’agit de piraterie et de meurtre, rien de moins !

Il oubliait seulement de mentionner son erreur d’estimation, qui avait valu aux deux bâtiments d’être pratiquement démâtés.

— Je savais bien qu’il y avait anguille sous roche, trop de gens laissaient traîner leurs yeux et leurs oreilles à Funchal. D’abord mon secrétaire, pour s’emparer de sa sacoche. Puis ce brigantin, qui a dû quitter l’Angleterre à peu près au moment où nous avons appareillé de Plymouth. Ils ont peut-être même appareillé du même port, qui sait, et le capitaine savait que je ne pouvais trop gagner au vent pour le poursuivre. Tant qu’il se tenait à bonne distance, il ne risquait rien.

Bolitho commençait de comprendre : si la Destinée avait tenté de s’approcher de jour, l’Héloïse aurait bénéficié de l’avantage du vent et de la distance. La frégate pouvait rattraper le brigantin en temps normal, mais, dans l’obscurité, celui-ci pouvait facilement s’échapper entre les mains d’un capitaine expérimenté. Bolitho revit l’homme qu’il avait vaincu sur le pont ; il lui faisait presque pitié à présent. Presque.

Dumaresq l’avait fait ramener à bord pour le confier aux mains expertes du chirurgien. Bulkley parviendrait peut-être à le sauver.

— En tout cas, reprit Dumaresq, cela prouve au moins une chose, nous sommes sur la bonne voie.

— Le chirurgien, monsieur ! prévint le factionnaire.

Dumaresq le regarda entrer. Bulkley était en sueur.

— Vous en avez mis un temps !

Bulkley haussa les épaules. Depuis le temps, il s’était habitué au caractère de cochon du capitaine, et cela ne lui faisait plus ni chaud ni froid.

— L’homme est toujours vivant, monsieur. Il a une vilaine blessure, mais elle est à peu près propre. Et, quand je vois la taille du gaillard, ajouta-t-il en se tournant vers Bolitho, je suis surpris de ne pas vous retrouver en rondelles.

— Je m’en fiche complètement ! coupa Dumaresq. Comment cet homme a-t-il bien pu oser s’en prendre à un vaisseau du roi ? Soyez certain que je serai sans pitié !

Il finit pourtant par se calmer. Bolitho avait l’impression de voir la mer refluer.

— Il faut que je tire de lui tout ce qu’il sait. Mr Palliser fouille l’Héloïse, mais, après les efforts déjà entrepris par Mr Bolitho, je doute fort qu’il trouve quoi que ce soit. À en croire le livre de bord, elle a été lancée l’an passé et n’a terminé son armement que le mois dernier. Cela dit, sa taille ne la rend guère propre à faire du commerce.

Bolitho avait envie de sortir et de débarrasser son corps comme son esprit des souillures du combat.

— Mr Jury va fort bien, ajouta le chirurgien. Sale blessure, mais c’est un costaud. Il n’aura pas de séquelles.

Dumaresq esquissa un sourire narquois :

— Je lui ai dit quelques mots quand on l’a ramené à bord. Le retour du héros en quelque sorte, monsieur Bolitho ?

— Il m’a sauvé la vie, monsieur, ce n’est pas à lui de faire preuve de reconnaissance.

— Hmm, nous verrons cela plus tard.

Et changeant d’amure :

— Avant la nuit, nous serons en mesure de faire route de conserve. L’important est de garder les hommes occupés. Mr Palliser va devoir établir un hunier de fortune sur ce maudit pirate, il faut le temps que ça se fasse – il regarda Bolitho : Faites passer la consigne au gaillard, qu’on relève la vigie tous les quarts d’heure. Nous allons mettre ce répit à profit pour vérifier qu’il n’y a pas d’autre poursuivant. Pour le moment, nous avons fait une jolie prise et personne ne le sait encore. Cela pourrait nous être utile.

Bolitho se leva pesamment : il ne fallait donc pas espérer prendre un peu de repos.

— Monsieur Bolitho, vous rassemblerez l’équipage à midi pour les obsèques des tués. Nous profiterons de cette attente forcée pour envoyer ces pauvres bougres à leur dernière demeure.

Et désireux d’atténuer ce sentimentalisme :

— Je n’ai pas envie de perdre du temps pendant que nous serons en route.

Ils sortirent, Bulkley sur les talons de Bolitho, et se dirigèrent vers l’échelle qui donnait accès au pont principal.

— Il a le mors aux dents, soupira le chirurgien.

Bolitho essayait de percer ce qu’il pensait vraiment, mais il faisait trop sombre entre les ponts. On n’y voyait goutte ; les seules sensations étaient les odeurs et les bruits.

— C’est le butin ?

Bulkley leva la tête : une embarcation arrivait le long du bord et tapait contre la muraille.

— Vous êtes encore trop jeune pour comprendre, Richard – il posa sa main potelée sur sa manche. Et, croyez-moi, ce n’est pas une critique. Mais j’ai connu trop d’hommes comme notre capitaine. C’est un officier tout à fait remarquable, un peu forte tête sans doute. Il a besoin d’agir, comme l’ivrogne a besoin de la bouteille. Il commande une jolie frégate, tout en sentant confusément que tout vient trop tôt ou trop tard pour lui, c’est selon. L’Angleterre est en paix et les occasions de promotion se font donc rares. Tout cela me convient fort bien, encore que… – il hocha la tête. Mais j’en ai sans doute trop dit. Je sais que je peux vous faire confiance et que vous saurez le garder pour vous.

Il prit l’échelle, laissant derrière lui un sillage de brandy et de tabac qui se mêla aux odeurs du bord.

Bolitho monta à la dunette. Il faisait jour à présent, et il savait bien que s’il ne s’obligeait pas à se remuer, il s’écroulerait comme une masse sur sa couchette.

Le pont de la Destinée était parsemé de débris au milieu desquels s’activaient le bosco et le cordier, essayant de sauver tout ce qui pouvait être sauvé. Dans le gréement, les gabiers refaisaient les épissures ou maniaient le marteau. Les voiles endommagées avaient déjà été descendues pour être rapiécées. Elles serviraient ensuite de rechange. Un bâtiment de guerre est autosuffisant, rien ne peut y être gaspillé. Quelques morceaux de toile allaient bientôt glisser par-dessus la lisse lestés d’un boulet, linceul de ceux qui allaient gagner la paix et l’obscurité définitives.

Rhodes vint le rejoindre.

— Ça fait plaisir de te revoir, Dick.

Il regarda le brick et continua un ton plus bas.

— Le seigneur et maître était fou de rage quand il t’a vu sauter à son bord. La semaine qui vient va être délicate.

Bolitho examinait le cotre. Il avait le sentiment de vivre un rêve : comment croire qu’il était parvenu à regrouper ses hommes et à s’emparer de l’Héloïse, après tout ce qui s’était passé ? Des hommes étaient morts, il en avait probablement tué un lui-même. Tout cela paraissait tellement irréel…

Il s’approcha de la lisse, et plusieurs visages se tournèrent vers lui à sa vue. Que pouvaient-ils bien penser ? Rhodes paraissait sincèrement content pour lui, mais il fallait s’attendre aussi à des sentiments de jalousie. Certains penseraient peut-être qu’il avait eu de la chance, que ce succès était un peu outré pour quelqu’un de si jeune.

Spillane, le nouvel aide du chirurgien, s’approcha de la lisse et jeta un paquet par-dessus bord.

Bolitho eut envie de vomir : un bras, une jambe ? Sans doute quelque chose de ce genre.

Il entendait Slade s’en prendre à un pauvre matelot. La Destinée avait réussi à récupérer le canot, et l’armement ne savait comment manifester sa gratitude, mais tout cela n’avait pas rendu Slade plus souple.

Les corps furent immergés à l’heure dite devant l’équipage rassemblé, tête nue. Le capitaine lut rapidement une prière.

Ce fut ensuite un frugal déjeuner, complété par une caque de brandy, puis l’équipage retourna au travail, dans le bruit des scies et des marteaux, les odeurs de peinture et de goudron.

Dumaresq monta sur le pont à la fin du quart de l’après-midi et resta plusieurs minutes à examiner son bâtiment puis l’état du ciel : les nuages s’estompaient, voilà qui en disait plus long que tous les instruments.

— Regardez-moi donc ces hommes, dit-il à Bolitho qui était de quart, une fois de plus. À terre, ce sont des fainéants tout juste bons à se soûler. Mais donnez-leur un bout ou un morceau de bois, et voilà ce dont ils sont capables.

Il mettait tant de passion dans ses mots que Bolitho jugea le moment propice.

— Croyez-vous que nous allons avoir la guerre, monsieur ?

Il eut le sentiment qu’il était allé trop loin : Dumaresq fit volte-face, le regard dur.

— Vous avez bavardé avec les coupeurs de jambes, c’est ça ?

Puis il se mit à rire.

— Il n’y a pas de réponse, vous n’avez pas encore appris toutes les ruses du métier – et s’éloignant pour reprendre sa promenade habituelle : La guerre ? Mais je ne demande que ça !

Avant que la nuit séparât les deux bâtiments, Palliser fit savoir qu’il était paré à remettre en route. Il pensait réparer le reste de ses avaries durant la traversée jusqu’à Rio.

Slade était passé sur l’Héloïse pour assurer la garde des prisonniers et Palliser regagna son bord par le même canot. Il faisait une nuit d’encre.

Le second laissait Bolitho pantois : pas la moindre trace de fatigue, et pourtant il ne se ménageait guère. Une lanterne à la main, il avait entrepris d’inspecter les réparations et manifestait haut et fort sa réprobation en découvrant tel ou tel détail qui ne lui plaisait pas.

Bolitho regagna sa couchette comme un havre en oubliant son manteau sur le pont là où il était tombé. Grand largue, la Destinée tremblait doucement, comme si elle aussi était contente de ce repos bien gagné.

Tous en faisaient autant. À l’infirmerie, Bulkley s’était installé confortablement avec une bonne pipe et avait sorti une flasque de cognac qu’il partageait avec Codd, le commis. À deux pas de là, à peine visibles dans l’entrepont, les malades et les blessés geignaient doucement.

Dumaresq avait jeté son manteau et, la chemise à moitié déboutonnée, s’était installé à sa table pour remplir son journal personnel. Il jetait de temps à autre un regard à la porte, comme pour mesurer l’importance de son commandement, son seul univers. Parfois, il levait les yeux vers le pont. Le pas régulier de Gulliver lui disait que le maître d’équipage surveillait la conserve, inquiet de la responsabilité qui pesait sur lui.

Sous le pont principal, là où il n’y avait guère d’endroit où l’on puisse se tenir debout, l’équipage dormait dans les hamacs, bercé par les mouvements réguliers de la Destinée. On eût dit une rangée de nids, prêts à laisser échapper leurs couvées dès qu’on rappellerait au poste de manœuvre.

Quelques hommes pourtant, incapables de dormir ou pris par le quart, se remémoraient le combat qu’ils venaient de vivre, les amis qu’ils avaient perdus, mais songeaient aussi à la part de prise que pourrait leur valoir la capture du brigantin.

Chahuté dans sa couchette à l’infirmerie, l’aspirant Jury ressassait l’abordage : sa tentative désespérée pour venir au secours de Bolitho quand le lieutenant avait laissé échapper son sabre, la violente douleur qu’il avait sentie à l’estomac, comme la brûlure d’un fer rouge. Il se rappelait son père disparu et s’imaginait qu’il aurait été fier de lui.

La Destinée les emportait tous, de Palliser, installé en face de Colpoys dans le carré désert, jusqu’à Poad, le maître d’hôtel, qui ronflait comme un sonneur dans son hamac. Leur vie reposait sur la frégate dont la figure de proue pointait sur l’horizon éternellement inaccessible.

Deux semaines après la capture du brigantin, la Destinée traversa l’équateur, cap plein sud. Le maître d’équipage lui-même semblait plutôt satisfait de leur allure. Le vent favorable, l’air devenu plus doux, tout cela contribuait à guérir les hommes et à leur redonner le moral.

Le passage de la ligne était une première pour un bon tiers de l’équipage. Les festivités habituelles n’auraient pas été complètes sans les quatre jours de vin et d’eau-de-vie qui furent accordés pour l’occasion.

Little faisait un étonnant Neptune avec sa couronne et sa barbe d’étoupe. Il donnait le bras à une reine plantureuse, en la personne de l’un des mousses. Tous les nouveaux sujets de son royaume furent copieusement douchés et peinturlurés.

Quand la fête fut finie, Dumaresq alla rejoindre ses officiers au carré pour leur faire part de sa satisfaction. Ils avaient laissé l’Héloïse loin derrière, ses avaries n’étant pas encore totalement réparées. Dumaresq n’avait visiblement aucune envie de retarder l’atterrissage, et il avait simplement ordonné à Slade de rallier Rio aussi vite qu’il le pourrait.

La Destinée était grand largue la plupart du temps et aurait fait un beau spectacle, si seulement il y avait eu quelqu’un pour la voir dans ces mers désertes. À force de manœuvres et d’école à feu, les nouvelles recrues commençaient de s’amariner. Les teints pâlis des ex-prisonniers ou pis encore s’étaient tannés au soleil.

Un des blessés était mort, portant le total de leurs pertes à huit tués. Surveillé nuit et jour par un des fusiliers de Colpoys, le capitaine de l’Héloïse reprenait lentement ses forces et Bolitho se disait que Dumaresq ne le conservait en vie que pour le plaisir de le voir pendu.

L’aspirant Jury avait repris son service, mais son état ne lui permettait guère que de faire le quart ou de travailler sur le pont. Bizarrement, ce qu’ils avaient vécu en commun semblait les séparer et ils ressentaient tous deux un certain malaise, alors qu’ils se croisaient plusieurs fois par jour.

Le capitaine avait peut-être raison : la conduite héroïque de Jury, comme il disait, était peut-être plus gênante que flatteuse.

Le petit Merrett, bien au contraire, avait pris confiance en lui au-delà de ce que l’on aurait pu imaginer. On aurait dit que, convaincu qu’il allait se faire tuer, il était maintenant persuadé que plus rien ne pouvait lui arriver. Il courait dans les enfléchures comme les autres aspirants et on entendait souvent sa voix haut perchée, au cours des quarts de nuit.

Un soir, alors qu’ils faisaient route sous basses voiles et huniers, Bolitho, qui prenait la relève de Rhodes, aperçut Jury qui regardait tristement les autres aspirants se promener dans la mâture.

Bolitho attendit que le timonier eût chanté le cap, sud-sud-ouest, avant de s’approcher de lui.

— Comment va votre blessure ?

Jury lui fit un sourire.

— Elle ne me fait plus souffrir, monsieur, j’ai eu de la chance. Mais, étaient-ce bien des pirates ? demanda-t-il en tripotant nerveusement la boucle de son ceinturon.

Bolitho haussa les épaules.

— Je pense qu’ils avaient l’intention de nous suivre, des espions sans doute, mais, aux yeux de la loi, ce ne sont que des pirates, c’est vrai.

Il avait repensé souvent à cette nuit dramatique et il soupçonnait Dumaresq comme Palliser d’en savoir beaucoup plus qu’ils n’en disaient : le brigantin était sans doute plus qu’impliqué dans la mission secrète de la Destinée et son escale à Funchal.

— Mais si nous maintenons cette allure, reprit-il, nous serons à Rio d’ici à une semaine. À ce moment-là, j’imagine que nous apprendrons toute la vérité.

Gulliver apparut sur le pont et passa une longue minute à observer la voilure sans dire mot.

— Le vent forcit, lâcha-t-il enfin, je crois que nous devrions réduire – il hésita, guettant un signe chez Bolitho. Vous en parlez au capitaine ou j’y vais ?

Bolitho observa à son tour les huniers gonflés par le vent. Au soleil couchant, ils ressemblaient à de gros coquillages roses. Gulliver avait raison, il aurait dû s’en rendre compte lui-même.

— J’y vais.

Comme incapable de rester en place, Gulliver s’approcha du compas.

— C’était trop beau pour durer, je m’en doutais bien.

Bolitho appela l’aspirant Cowdroy qui avait été affecté à son quart en attendant la guérison de Jury.

— Présentez mes respects au capitaine et dites-lui que le vent fraîchit par le nord-est.

Cowdroy salua et se jeta dans la descente. Bolitho essayait de dissimuler les sentiments peu amènes qu’il lui portait : une brute épaisse, aussi arrogante qu’intolérante. Il se demandait comment Rhodes arrivait à le supporter.

— Nous allons avoir une tempête, monsieur ? demanda calmement Jury.

— C’est peu probable à mon avis, mais il vaut mieux être paré à cette éventualité. Vous avez une bien belle montre, ajouta-t-il en voyant un objet brillant dans sa main.

Tout content, Jury la lui tendit :

— Elle appartenait à mon père.

Bolitho ouvrit précautionneusement le couvercle pour découvrir une miniature parfaite, le portrait d’un officier. Jury lui ressemblait. C’était un instrument magnifique, sorti de chez le meilleur joaillier de Londres.

Il la lui rendit en disant :

— Prenez-en grand soin, elle a certainement beaucoup de valeur.

— J’y tiens énormément, dit Jury en la remettant au fond de sa poche, c’est tout ce qu’il me reste de mon père.

Le ton de sa voix bouleversa Bolitho. Il s’en voulait maintenant de s’être montré si distant, sans remarquer tous les efforts que faisait l’aspirant pour lui être agréable. Il n’avait plus personne au monde, si ce n’est lui.

— Mon garçon, lui dit-il en souriant, si vous réussissez à sauver vos abattis pendant cette mission, un grand avenir vous attend. Regardez le capitaine James Cook : personne n’avait jamais entendu parler de lui et à présent, c’est un héros national. Je suis certain qu’il aura une promotion au retour de sa dernière expédition.

La voix de Dumaresq le fit se retourner :

— N’excitez pas trop ce garçon, Bolitho. Si ça continue, il va vouloir ce commandement à ma place !

Bolitho ne répondit pas, attendant la suite : avec le capitaine, on ne savait jamais comment les choses allaient tourner.

— Nous allons réduire la toile, monsieur Bolitho…

Il regarda la mâture.

— … mais en en gardant le plus possible.

Et il disparut dans l’échelle. Le maître de quart appela :

— Le canot est en train de s’en aller, monsieur.

— Très bien, prenez quelques hommes et allez le saisir, ordonna Bolitho à Cowdroy.

L’aspirant n’avait pas l’air content, et Bolitho savait très bien pourquoi. Vivement qu’on le retire de son quart, celui-là !

Jury avait très bien compris ce qui se passait.

— J’y vais, monsieur, ce devrait être mon quart.

Mais Cowdroy fit volte-face et lui cria :

— Vous êtes souffrant, monsieur Jury, et n’essayez pas de vous faire bien voir sur notre dos.

Et il partit, criant après un bosco.

Comme Gulliver l’avait prévu, le vent continuait de forcir et la mer ne fut bientôt qu’un champ de crêtes blanches. Bolitho oublia la querelle qu’il avait suscitée entre les deux aspirants.

On commença par un ris, puis un second, mais le bâtiment continuait à souffrir. Dumaresq finit par ordonner de tout rentrer sauf le grand hunier afin que la Destinée traversât la tempête sans trop de casse.

C’est alors que le vent mollit, comme pour signifier qu’il savait se montrer aussi pervers qu’il pouvait être bienveillant. Au lever du jour, la frégate fumait sous un grand soleil.

Bolitho dirigeait l’école à feu de la batterie de douze tribord quand Jury vint lui annoncer qu’il était autorisé à reprendre son service normal.

Bolitho sentait confusément que quelque chose n’allait pas, mais il n’insista pas.

— Le capitaine veut un salut comme ces gens n’en ont jamais vu lorsque nous arriverons à Rio – les canonniers riaient en se frottant les mains. Alors, nous faisons la course, la première division contre la seconde et il y aura du vin pour les gagnants.

Il s’était arrangé avec le commis. Codd, ses grandes dents en avant, lui avait accordé facilement cette faveur :

— Si c’est vous qui payez, monsieur Bolitho, seulement si vous payez !

— Parés, monsieur, annonça Little.

— Vous allez les chronométrer, fit Bolitho à Jury. Nous allons tirer trois fois, la division qui l’emporte deux fois a gagné.

— Mais je n’ai pas de montre, monsieur, dit Jury.

Bolitho le regarda, conscient que le capitaine et le second les observaient de la dunette.

— Vous l’avez perdue ? La montre de votre père ?

Il voyait encore sa fierté, sa tristesse quand il la lui avait montrée.

— Dites-moi ce qui s’est passé !

— Je ne l’ai plus, elle a disparu et c’est tout ce que je sais.

Jury était visiblement bouleversé. Bolitho lui posa la main sur l’épaule.

— Calmez-vous, je vais essayer de faire quelque chose.

Il sortit machinalement sa propre montre, qu’il tenait de sa mère.

— Prenez la mienne.

Accroupi près d’un canon, Stockdale avait tout entendu et il scrutait les visages de tous les hommes présents. De sa vie, il n’avait jamais possédé de montre et il y avait peu de chances que cela lui arrivât jamais, mais là, il devinait que c’était grave. Dans l’espace surpeuplé d’un navire, voler est dangereux, les marins sont gens trop pauvres pour laisser impuni ce genre de crime. Et le coupable courait moins de risques à se faire pendre qu’à subir bien pis.

Bolitho leva le bras :

— En batterie !

La deuxième division l’emporta haut la main. Pour les perdants, ce n’était pas étonnant : la deuxième avait Little et Stockdale, certainement les deux hommes les plus forts de tout le bord.

Tout ce beau monde alla gaiement boire un pot de vin. Bolitho savait pourtant bien que la fête était gâchée pour Jury.

— Faites saisir les pièces, ordonna-t-il à Little avant de regagner la dunette.

Dumaresq l’attendait :

— Joliment réussi, commenta le capitaine.

Palliser eut un fin sourire.

— Si nous donnons du vin aux hommes avant qu’ils aient eu l’occasion de tirer un seul vrai coup de canon, nous allons bientôt être à sec !

Mais Bolitho fut bien obligé de raconter ce qui venait de se passer :

— L’aspirant Jury s’est fait voler sa montre.

Dumaresq le regarda comme si de rien n’était.

— Et alors, qu’allons-nous faire, monsieur Bolitho ?

Le lieutenant rougit violemment.

— Je suis désolé, monsieur, je pensais que…

Dumaresq plissa les yeux pour observer un trio d’oiseaux de mer qui plongeaient à raser l’eau.

— Ça sent la terre.

Et se retournant brusquement vers Bolitho :

— C’est à vous qu’on en a parlé, débrouillez-vous. Bolitho salua le capitaine et le premier lieutenant qui reprirent leurs allées et venues sur le gaillard.

Oui, il avait encore beaucoup à apprendre.

 

Le feu de l'action
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